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Tromperie sur la marchandise

C’était un cadeau de mariage : une vieille amie très comme il faut de ma belle-mère nous avait offert, à la mesure de ses modestes moyens, un service à saké choisi dans une boutique chinoise. …

Vous connaissez sans doute le truc : les innocents petits bols de porcelaine ornés d’une bille de verre en leur fond révèlent, quand on les remplit, des geishas toutes nues aux poses très suggestives… On peut ainsi d’un même geste se rincer l’oeil et le gosier. La vieille dame aurait été confuse et scandalisée de savoir ce qu’elle nous offrait vraiment : il y avait tromperie sur la marchandise…

…Comme il y a tromperie, mais cette fois le malentendu ne prête plus à sourire quand vous, parents, achetez en toute bonne foi et en toute confiance certains livres dits ‘pour la jeunesse’ dont on se demande encore ce qu’ils font entre les mains d’enfants ou d’adolescents.

Des livres où le langage est cru, grossier, voire ordurier. Des livres que l’on peut écrire sans talent particulier ! … Pour certains, les auteurs se sont probablement échinés à ne pas dépasser les 200 mots de base pour faire plus vrai, plus ‘ado’. Mais ces défauts seraient un moindre mal si le fond, surtout, n’était sujet à caution. Comme s’il s’agissait avant tout d’aborder n’importe quel thème (avec une prédilection pour le scandaleux, le morbide, le marginal) et de n’importe quelle façon : halte à la censure ! Allez, qu’on les déniaise enfin ces morveux, et qu’ils voient la vie telle qu’elle est : pesante et laide. Dans ces livres, tout concourt à ébranler le lecteur :

– image accablante des adultes (allez grandir, après çà !),

– banalisation, justification des excès adolescents (vols, déviances, sexe, drogue, alcool : la vie est si nulle !),

– dégoût latent de la vie : ni sens, ni espoir, juste un grand rideau noir qui barre la route,

– précarité de l’amour donné ou reçu : il peut vous être retiré à tout moment,

– méfiance envers l’autre : et s’il vous trahissait ? …

La suite est logique : si l’on se sent enfermé, prisonnier, le salut est dans la fuite : disparaître (mais pour aller où ?), brûler sa vie, se supprimer… Avec un culot stupéfiant, on baptise ‘franchise’ à l’égard des enfants ce qui est une façon de leur maintenir la tête sous l’eau, de leur manquer de respect, de dénier gravement la responsabilité des adultes qui prétendent participer à leur construction.

Il ne s’agit pas de leur inventer un monde d’arcs-en-ciel, de pétales de roses ou de bébés nés dans les choux… seulement remâcher du désespoir encore et encore n’a jamais fait grandir personne…

Dans un article intéressant paru à la fin d’un Castor Poche, on trouve cette affirmation : «Sans doute le monde contemporain, ses angoisses, ses culpabilités, a-t-il fait irruption dans la fiction pour la jeunesse, mais c’est une voix qui sait raconter, émouvoir sans troubler ni désespérer…» Voeu pieux : Certains de ces romans sont proprement troublants et désespérants.

Un aperçu ?

‘Lady, ma vie de chienne’ {de Melvin Burgess}, Gallimard.

Un bijou dans son genre. Sandra, 16-17 ans, est en révolte ouverte contre ses parents, elle se sent de trop, «comme une merde collée à leurs semelles». L’adolescente supporte très mal sa mère, qui ressemble «à un homme avec des seins, c’est bien (sa) chance, avoir deux hommes comme parents dont l’un déguisé en affreuse salope !» Un jour, la dite Sandra est transformée en chienne contre son gré par un clochard à l’étrange pouvoir… Si elle a du mal à digérer la transformation dans un premier temps, elle ne tardera pas à goûter aux joies simples et enivrantes de son nouvel état : «renifler le sexe de ses congénères pour faire connaissance, c’est meilleur que de se serrer la main j’te l’dis» (p.46), copuler dix fois par jour avec différents mâles, planter ses crocs dans le cou d’un lapin et sentir le sang chaud dégouliner dans sa gorge, respirer à pleine truffe «l’odeur puante de chien sauvage, de viande crue, de pisse, de sexe, de sexe, de sexe» (p.147).

Quelques flash-back sur la vie antérieure de Sandra feront partager au lecteur, entre autres, le dépucelage de la gamine devant un feuilleton télé, (un concours avec sa copine : on va quand même pas entrer vierge dans sa seizième année, non ?). Ou l’habile façon de mesurer le pénis de son petit copain l’air de rien : suffit de voir «de combien il dépasse de sa main» (p.97) et d’évaluer ensuite. Bref, beaucoup de leçons à prendre. Mais c’est la fin du livre qui lui donne une dimension inquiétante : Lady-Sandra, mise en face d’un dernier choix (redevenir Sandra ou pas) préférera sa vie de chienne à la chienne de vie salement dévolue aux humains. Parce qu’une vie brève à «chasser, jouer, baiser» (p.158) vaudra toujours mieux que la vie en cage des hommes, ficelés à leurs devoirs, enchaînés à leur «boulot de merde», «aux couches et au caca de leurs gros bébés dépendants» (p.235-236) «J’ai décidé que je ne voulais pas être humaine. Je ne voulais pas vieillir, je ne voulais pas être responsable. J’ai fait le grand saut». Il paraît que c’est une allégorie (sic) du genre «Osez être vous-mêmes» … Mais si ça vous tente et que vous ne rencontrez pas le clochard jeteur de sorts, vous allez être bien embêtés, ligotés que vous êtes à votre triste corps… Il vous reste la drogue, peut-être ?

‘On ira voir la mer’ {d’Olivier Adam}, l’Ecole des Loisirs.

Que ceux qui imaginent une promenade familiale dans les dunes au bord de l’Atlantique passent leur chemin. Issus de familles ordinaires, deux adolescents de quatorze ans, Lorette et le narrateur, s’enfoncent lentement dans la marginalité. A coups de bouteilles de vodka «chourrées dans les supermarchés», à coups de cutter sur la voiture de «ce porc de prof de gym», à coups de cailloux et de barre de fer dans les vitrines… ils évoluent dans une cité près de chez eux, au milieu des «sacs en plastique et des merdes de chien», évitant ces «pourritures de flics» et traînant leur désespoir dans des caves glauques sans que personne ne prenne le cas de Lorette en main… Après une dernière flambée de violence, l’un est envoyé dans un foyer avec des «ordures d’éducateurs», Lorette, elle, fugue et se suicide : «J’ai tout de suite su que je la reverrais jamais autrement que pourrie au fond d’une boîte en sapin, dans un trou, dans la terre» (p.143). Et qu’est-ce qui pousse Lorette à en arriver là ? La mort de son frère jumeau quand ils avaient trois mois. Comme il ne reviendra pas sur la terre, des solutions, il n’y en a pas. Ou plutôt si : pourrir près de lui au cimetière…

Un papillon dans la peau‘ de {Virginie Lou}, Gallimard.

Une amitié entre deux garçons, nous dit le résumé. Non. La naissance d’un amour. «Jamais je n’avais, avant de rencontrer Alexandre, éprouvé de sentiments aussi violents (p.15). Nous nous sommes serrés, j’écoutais battre le coeur d’Alexandre, je m’emplissais de son odeur, j’étais heureux comme jamais». Omar, donc, tombe amoureux d’Alexandre. Qui d’ailleurs pourrait lui résister ? Forcément beau ‘comme une statue de David’, forcément racé, cultivé, forcément d’une sensibilité et d’une intelligence supérieure… Aux antipodes de son père ‘ce colosse en costume de mort’, mercenaire cynique, parfaite caricature de la virilité agressive. Ce dernier s’est mis en tête de dresser sa ‘lopette’ (sic) de fils, avec le succès que l’on peut imaginer. Fou de désespoir, Alexandre fugue avec Omar. «En bas s’étendait le monde que nous avions voulu nier avec ses lois, ses obligations, ses jugements…» (p.143), puis il s’enfuit seul pour toujours, vers quel destin, quelle fin ? «Nous n’étions pas faits pour ce monde. Ni lui. Ni moi» (p.137). Enfin, Omar, qui n’a plus de sens à sa vie, termine sur : « Je suis vieux, je passe le bac dans 10 mois». Et vous, bonnes gens, qui vous contentez de vivre en ce pauvre monde… Regardez-vous bien en face… N’êtes-vous pas très, très ordinaires ?

Le pique-nique du crocodile‘ de {Serge Brussolo}, Hachette.

Allez, cherchez un peu. Qu’est-ce qui pourrait convenir à des enfants de douze ans comme intrigue policière ? Monsieur Brussolo a trouvé, lui. Rien de plus adéquat, à l’origine d’une malédiction qui frappe chaque année un enfant de dix ans, qu’une bonne rivalité entre deux hommes pour une prostituée du bordel du coin. Il y a le riche, qui achète à la maquerelle l’exclusivité de la fille, et le plus pauvre, amoureux, qui bave devant la porte et en conçoit une haine irréductible. Apprenez au passage, petits enfants, que tout homme normalement constitué et ‘aimant rire'(sic) passe du bon temps au lupanar (p. 278-279). Il y a aussi la nourrice, qui ‘faisait l’amour’ dans un canot tous les jours au lieu de surveiller les enfants… Pour sa peine, elle est défigurée à coup de fouet et comme elle n’est plus bonne à grand chose, la vieille qui l’a recueillie «la prête aux journaliers, la livre aux ramasseurs un sac sur la tête» (faut bien vivre).

Il y a la gamine de dix ans, un des personnages principaux, rose et fraîche : «si tu crois que c’est drôle de vivre avec une bonne femme comme ma mère qui change de mec toutes les semaines… C’est une putain je te dis !» (p.129). Ou encore (p.302), «Ma mère a toujours su mener les hommes par la braguette». Il y a, pour pimenter la sauce, de perpétuelles allusions à des points bien particuliers : ««Dexton est à croquer, vous avez vu le petit cul qu’il se trimballe en short ? Elle se sentait poisseuse, encombrée par ses seins (p.50), Elle croisa ses bras sous ses seins, faisant saillir sa poitrine (p.115), Son pyjama, très échancré, ne cachait pas grand chose de sa poitrine (p.142), Elle se frictionna les seins jusqu’à s’en faire mal (p.143), La naissance de ses seins, que laissait deviner l’échancrure»» … etc., etc., etc…

Nous voyons une certaine malice de la part de l’auteur, assez travaillé par la question, semble-t-il, à prendre ainsi les enfants par la main tout au long du roman pour les ramener inlassablement à regarder par le trou de la serrure. Que l’atmosphère d’un roman policier soit pesante, c’est une nécessité. Que l’on y trouve d’infects criminels, c’est la loi du genre… Mais ce qu’on peut avaler de haine, de jalousie, de vengeance, d’appétit d’argent, de cruauté et de mensonge à la lecture de ce livre, est incroyable ! Un vrai gâchis ! Car l’intrigue, bien que longue à démarrer, connaît des passages de suspense haletant. Seulement voilà, trop c’est trop.

Vous aurez compris à la lecture de ces quelques extraits, que ce ne sont pas tant nos enfants qui ont changé (même si c’est une réalité) que le regard que ces adultes portent sur eux. Or, cette volonté d’étaler ce que la vie peut apporter de désillusions ou de difficultés trop tôt, trop vite, et sans contrepoids, outre qu’elle n’a guère de justification, semble plus propre à inquiéter les jeunes qu’à les équilibrer. Les maisons d’édition aussi ont changé. On aurait pu penser (quelle naïveté !) que par un accord tacite entre les parties (auteurs, éditeurs, éducateurs) les romans pour la jeunesse auraient été épargnés par le virus de la rentabilité à tout prix. Ce n’est pas le cas. Mais l’on n’affiche quand même pas la couleur car les titres et les couvertures de ces livres ne laissent rien ou presque rien deviner de leur contenu.

La lecture de l’un ou l’autre de ces livres peut au moins provoquer le trouble, et cette tendance flagrante à baigner le lecteur dans la tristesse et l’impasse doit nous alerter et nous faire réagir.

Parents, lisez ce que vous offrez et si vous n’en avez pas le temps, reportez-vous à des libraires de confiance ou des sites spécialisés. Dans ces mêmes maisons d’édition, et bien d’autres aussi, il y a tant de bons ouvrages à découvrir, tant d’enthousiasme à partager… Et de grâce, comme dit la chanson, ‘Laissez-nous rêver’ !

{Hélène Romain Desfossés.}

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